par Philippe Régnier,
Directeur de la rédaction « The Art Newspaper France »
Dans les photographies de Pierre Thoretton, la nature nous apparaît dans toute son immensité, si puissante face au regard. Ses images nous invitent à nous perdre aux fins fonds des horizons, là où se rencontrent la terre et le ciel, cette ligne floue là-bas tout au bout de la mer, que des transats vides nous appellent à contempler. Des rangées sans fin de parasols repliés se prolongent jusqu’à perte de vue – alors que justement, dans ce « Voyage », le regard est peut-être la seule chose qui n’a pas été perdue.
Ces paysages sont pratiquement toujours modifiés par l’homme, comme s’il fallait partout qu’il marque de son empreinte le littoral, la petite colline, qu’il construise des ponts pour relier des terres dans un monde où les liens semblent si distendus. Sur leurs poneys, les enfants ne voient plus la nature occultée par de hautes palissades. Dans la ville, le château d’eau se dresse fièrement vers le ciel, mais ce n’est pas que l’eau qu’il met sous pression, il met en tension tout l’horizon. L’architecte sculpte dans le paysage, inscrit ses formes, ses cubes en suspension au-dessus de la mer, il cerne de longs murs gris la colline boisée, il couvre le rocher d’un phare, étrange cylindre vert quelque peu surréaliste dans son écho maritime à l’Ubu Imperator de Max Ernst.
Et partout les hommes, et chaque fois ils sont seuls, même ceux accompagnés sont déconnectés, chacun sur sa route dans un ballet solitaire. « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? », demande le titre d’une célèbre toile de Gauguin. Les photographies de Pierre Thoretton semblent poser les mêmes questions existentielles, les femmes et les hommes marchent sans but apparent, s’éloignent les uns des autres en semblant s’ignorer, se déplaçant comme des pantomimes. C’est également tout notre rapport à la réalité qui est ici interrogé. L’improbable femme en maillot de bain qui a conduit sa voiture à la station de lavage, saisit elle-même la scène, dans une mise en abyme. Une image naît dans l’image. L’homme face à la mer en fait de même, les bras levés dans une tentative d’embrasser plus encore le paysage. L’adolescent préfère quant à lui s’extraire de la réalité pour se plonger dans le monde virtuel du jeu vidéo, mais toujours avec une certaine distance marquée par ce bras tendu.
Dans ce « Voyage sur Terre », Pierre Thoretton interroge fondamentalement notre rapport à l’art, notre confrontation à la création, la place que les œuvres prennent dans notre vie. Il y a cette femme et cet homme qui s’avancent vers le musée en tentant de remonter la pente. Et puis ces personnes contemplant des œuvres, s’y plongeant littéralement, comme cette dame en rouge devant un polyptyque contemporain ou cette autre regardant une vitrine contenant des antiquités chinoises. Ailleurs, un homme en noir apparaît comme une sculpture parmi les sculptures, ou fait même corps avec l’œuvre de Michael Elmgreen et Ingar Dragset, Please, keep quiet !. Face à ce patient alité, où se trouve la réalité, où figure la fiction ? Qui est le véritable malade ? L’art est sans conteste un antidote. Dans cette autre salle de musée, l’être attendu n’est pas venu, pratiquant la politique de la chaise vide. Mais nulle statue du commandeur en représailles. Seulement un alignement d’antiques, pour ne plus être seul au monde.
Philippe Régnier,
Directeur de la rédaction « The Art Newspaper France »